Pour la Solidarité réalise une interview de Patrick Criqui, spécialiste de l'énergie et du changement climatique

Friday, 30 May 2008

L'économiste français Patrick Criqui, spécialiste de l'énergie et du changement climatique, a accepté de répondre aux questions de « Pour la Solidarité » sur la politique européenne de lutte contre le changement climatique, son bilan et ses limites. Il juge l'action européenne de manière satisfaisante. Pour aller plus loin, il préconise la mise en place d'une écotaxe. Si le contexte de renchérissement du prix de l'énergie ne s'y prête guère, elle est pourtant nécessaire. Il nous coûtera plus cher de ne rien faire que d'agir, et le plus tôt sera le mieux.

Selon vous, quels sont les arguments majeurs qui font que l'UE est le niveau le plus pertinent de décision par rapport aux Etats membres ?

Il y a plusieurs catégories d'arguments, que je ne donne pas dans l'ordre d'importance. Le premier est qu'à 27, l'Union européenne a plus de poids en parlant d'une seule voix dans les négociations internationales. De plus, avec près de 20 % des émissions mondiales, elle représente plus qu'un Etat membre pris individuellement. Le fait qu'il y ait dans les sommets internationaux un représentant de chaque Etat membre ainsi qu'un représentant de l'Union européenne pèse également. Le deuxième argument consiste à dire qu'afin que la politique européenne climat-énergie soit plus efficace, il est nécessaire de bien répartir les efforts et les coûts de la lutte contre le changement climatique. L'économie de l'environnement montre qu'avec un bon ordonnancement des mesures, l'action peut être plus efficace, moins coûteuse pour le même résultat. Cela permet en effet l'égalisation des coûts marginaux de réduction, dans le langage des économistes. En outre, il faut pouvoir gérer l'impact potentiel en matière de coût pour l'industrie de la politique environnementale. Ceci est traité à l'échelle communautaire par le biais du système ETS qui doit permettre de limiter les risques de perte de compétitivité. Enfin et surtout, le fait que l'Europe puisse énoncer un certain nombre d'objectifs à moyen et à long terme, comme les « 3 fois 20 » » [nb : réduction des émissions de gaz à effet de serre de 20 % par rapport au niveau de 1990, avec une amélioration de 20 % en matière d'efficacité énergétique et une part des énergies renouvelables dans la consommation totale d'énergie augmentée à 20 % d'ici à 2020]. Cela permet d'avoir des effets d'entraînement et cela évite au niveau des Etats-membres les effets de contraste trop importants.

Au niveau de la mise en œuvre de la politique en matière changement climatique, on peut voir qu'il y a des tensions entre l'UE et les États. Est-ce que l'UE est toujours le niveau d'action pertinent, ou alors la mise en œuvre doit-elle être davantage relocalisée au niveau des régions ou des États ?

Il y a un cadrage assez fort, avec une délimitation marquée par l'Europe entre les objectifs du système ETS et les objectifs non-ETS dans chaque Etat-membre. On observe un emboîtement de régulations, un effet « poupées russes ». Les Etats membres ont le libre choix des instruments pour atteindre les objectifs fixés pour les secteurs non-ETS. Maintenant si on regarde quels sont ces instruments mis en œuvre par les Etats membres, ils ont le choix entre les taxes ou les politiques et mesures. En général, les Etats mixent les deux. En France, il est pour l'instant difficile de mettre en œuvre une taxe carbone, notamment avec la hausse du prix du pétrole. S'il est souhaitable que les pays restent maîtres de ces politiques pendant une période de transition, à terme il faudrait qu'il y ait une taxe européenne climat-énergie harmonisée. On découvre aussi que le niveau local est de plus en plus un échelon important pour la mise en œuvre de politiques climatiques. A ce sujet, il faudrait une révision totale de la politique urbaine, le nœud gordien de ces politiques étant le lien « urbanisme-bâtiment-transport ». Si on agit sur ce nœud gordien, cela permet d'agir sur l'essentiel des émissions de CO2 hors secteur ETS. Pour récapituler, l'Europe jouerait un rôle d'harmonisation progressive et les compétences locales seraient importantes dans la mise en œuvre au niveau des infrastructures urbaines.

Justement, en ce qui concerne l'ETS, l'UE est en train d'adopter un nouveau système. Que devrait-on, selon vous, changer ou améliorer dans ce système ?

Sur la question de la mise aux enchères, le principe général est de tenir compte des considérations de compétitivité industrielle. Pour les entreprises qui ne sont pas soumises à une forte contrainte de concurrence internationale, les enchères peuvent être une bonne solution. Mais pour celles soumises à la concurrence, les coûts supportés dans l'achat aux enchères peuvent être très pénalisants. Dans un monde non unifié, on peut être vertueux, mais il ne faut pas non plus être naïf et risquer de sacrifier l'industrie européenne. Dans l'ancien système, il y avait des quotas gratuits, et c'était un aspect important. Je ne suis donc pas partisan d'une extension maximum de la mise aux enchères. Pour conclure, l'ETS est une bonne voie. Les industries ont fini par adhérer au principe, et à prendre la réduction des émissions très au sérieux à partir du moment où l'on a attaché des euros à la production de CO2 [nb : on a donné un prix au CO2]. Ce système devrait de plus être l'embryon d'un marché mondial des quotas.

Sur le prix du carbone, certains ont soulevé des dysfonctionnements. Est-il nécessaire de modifier certaines choses à ce niveau?

C'est le marché qui doit fixer les prix du carbone et pas l'UE. L'UE doit calibrer la quantité de carbone mise sur le marché. Certes, fin 2007, le prix du carbone était à 0, mais aujourd'hui tout est en place. De toute manière, le prix du carbone va augmenter, si l'on resserre la contrainte d'émission.

Vous parlez de resserrer la contrainte pour l'industrie. Mais qu'en est-il par rapport aux autres secteurs, notamment concernant le prix du carbone, ou par rapport aux autres réglementations communautaires environnementales : Est-ce cohérent ?

Ici, il y a encore un grand trou au niveau des transports et de l'habitat. Il faudrait en effet dégager un signal-prix pour ces émissions diffuses, comme pour l'industrie. Le problème est qu'on traverse une phase très peu propice, avec l'augmentation du prix du pétrole. Mais le cap de l'instauration d'une fiscalité carbone devrait être conservé.

La question peut aussi se poser pour l'énergie. En effet, lors de l'adoption du paquet énergie-climat par l'UE en janvier dernier, certains spécialistes soulevaient la contradiction entre l'objectif de compétitivité énergétique et la volonté de développer des énergies propres.

C'est vrai. Il existe un triangle européen « compétitivité-environnement-sécurité ». Il y a nécessairement des tensions, pour ne pas dire des contradictions. Si on se représente l'image du triangle, il faut choisir de se situer entre les trois pôles, d'établir des priorités. La question est de savoir comment trouver des politiques qui minimisent ces tensions. Si l'on n'investit pas dans les énergies renouvelables, elles ne deviendront jamais économiques. Il existe un bouquet de solutions en matière de réduction des GES : efficacité énergétique, renouvelables, nucléaire, captation du carbone. Aucune solution à elle seule ne permet de résoudre le problème. Il faudra arbitrer sur la manière dont on mobilise chacune de ces solutions, le but étant d'atteindre un équilibre permettant de limiter le coût de la politique. Un des moyens qui permettra d'identifier les bonnes options sera la publication prochaine d'une chronique de « Valeurs tutélaires du carbone » qui devra être prise en compte dans l'évaluation future des différentes options.

Beaucoup de considérations nous ramènent au prix, à la compétitivité. Pensez-vous que l'écotaxe soit une solution économiquement viable ?

L'écotaxe a été discutée lors du Grenelle de l'environnement. On l'appelle en fait la contribution « climat-énergie ». Si ce n'est pas a priori le bon moment pour la mettre en œuvre en raison du prix du pétrole, cela reste l'idée la plus raisonnable pour réorienter les choix énergétiques de chacun. Si on l'introduit, cela se fera à fiscalité donnée. On réduira donc des taxes dans d'autres domaines. Comme on l'a suggéré au sein de la fondation Nicolas Hulot, le produit de cette taxe pourrait être reversé aux ménages de manière égalitaire. L'idée de base est de gommer l'aspect régressif en matière sociale d'une telle taxe, parce que les ménages les plus pauvres sont les plus sensibles à la hausse du prix de l'énergie. Mais la fiscalité doit taxer l'énergie. On pourrait envisager le même système pour les entreprises. A ce moment là, l'ensemble des contributions énergie viendrait diminuer les charges salariales. Le coût du travail s'en trouverait allégé.

Etant donné que l'éco-taxe semble une solution intéressante, est-ce que vous pensez qu'il serait possible de la mettre en place au niveau européen malgré l'unanimité requise dans le domaine fiscal ?

C'est un grand enjeu, en effet. Le président de la Commission et la Commission ont un rôle à jouer dans ce cadre là.

Et pourrait-il y avoir un système de péréquation pour pouvoir faire passer cette taxe, comme le demandent souvent les pays de l'Est ?

Au niveau européen, je ne suis pas favorable à une péréquation de la taxe, ni à un système de compensation. Ce serait faire courir de grands risques au système. Par contre, je serais d'accord pour qu'au niveau européen, il y ait des fonds structurels qui soient débloqués pour les États et qu'ils permettent en particulier le développement de technologies et produits « climat-compatibles ».

Si l'on résume un peu, on revient toujours à la question des coûts engendrés par une politique de lutte contre le changement climatique et de compétitivité. Etes-vous donc d'accord avec le rapport Stern qui dit en substance que si l'on ne fait rien, cela reviendra plus cher que d'agir ?

Oui, le rapport Stern a bien mis en évidence le coût de la non-action. Je me permets de rappeler Jacques Delors qui, sur le même modèle, avait bien montré « le coût de la non-Europe ». Ne rien faire coûterait cher, plus on accélèrera la transition et mieux ce sera.

Justement, si on se projette dans l'avenir, pensez-vous que ce qui va se passer à Poznan et Copenhague peut être décisif ? Est-ce que l'Union européenne pourra peser lors de ces négociations, et faire qu'on ait par exemple une extension du système ETS aux autres régions du monde ?

Il ne faut pas raisonner en termes de « tout ou rien ». Copenhague, c'est juste un an après les élections présidentielles américaines, donc il est possible qu'il faille négocier progressivement. Dans la vision américaine du moment, plusieurs propositions au Congrès convergent sur le point d'arrivée : 60 à 80 % de réduction des émissions de CO2 en 2050. Par contre, le point de passage 2020 est plus délicat dans la négociation avec l'Europe. Par la suite, il sera également important de discuter avec la Chine ; puis avec l'Inde, qui a une position très dure ; et à plus long terme avec les pays exportateurs de pétrole. Mais ce sera difficile. Plus on arrivera à inclure de pays dans le paquet, mieux ce sera.

Dans ces négociations, pensez-vous que l'Union européenne, la Commission et les Etats membres, se comportent bien et adoptent les bonnes approches stratégiques ? Je pense que les diplomates européens ont une bonne vision des choses, même si j'estime qu'ils auront beaucoup de mal à tenir l'objectif des 2 degrés Celsius [nb : de plafond d'augmentation de la température moyenne de la Terre]. Je me réfère à ce propos au dernier rapport du GIEC qui a revu à la hausse les augmentations de température.

Concernant l'objectif des 2 degrés, on peut penser que les dirigeants européens ont conscience que ce chiffre est irréaliste. C'est peut être un moyen d'affirmer sa position de leader. A ce sujet, comment pensez-vous que l'Europe pourra se maintenir comme telle ?

Plus l'Europe respectera des objectifs ambitieux, plus elle emportera l'adhésion d'autres pays. Certes, l'Europe a des bons résultats en ce moment en matière environnementale, mais c'est souvent dû à d'autres raisons. L'intégration des nouveaux États membres, l'Allemagne et la Grande-Bretagne avec leurs politiques de modernisation énergétique ont fait que quasi mécaniquement, les résultats ont été bons en termes d'émission.

Pour terminer, on parle beaucoup en ce moment d'adaptation au changement climatique avec la sortie d'un livre vert de la Commission sur le sujet. Y a-t-il un risque à l'avenir que l'Union européenne s'intéresse plus à l'adaptation qu'à la lutte contre le changement climatique, comme le pensent certains experts ?

Non jusqu'à présent, les politiques ont été centrées plus sur la mitigation que sur l'adaptation. Mais de toute façon, il faudra aussi s'adapter, il faut continuer à réduire nos émissions tout en s'adaptant. La meilleure voie sera un dosage entre les deux solutions, même s'il faut probablement davantage de mitigation que d'adaptation.